• Peau d'Ane



    Peau d'Ane

     Conte de Charles Perrault



    Il est des gens de qui l’esprit guindé,
    Sous un front jamais déridé,
    Ne souffre, n’approuve et n’estime
    Que le pompeux et le sublime ;
    Pour moi, j’ose poser en fait
    Qu’en de certains moments l’esprit le plus parfait
    Peut aimer sans rougir jusqu’aux Marionnettes ;
    Et qu’il est des temps et des lieux
    Où le grave et le sérieux
    Ne valent pas d’agréables sornettes.
    Pourquoi faut-il s’émerveiller
    Que la Raison la mieux sensée,
    Lasse souvent de trop veiller,
    Par des contes d’Ogre et de Fée
    Ingénieusement bercée,
    Prenne plaisir à sommeiller ?
    Sans craindre donc qu’on me condamne
    De mal employer mon loisir,
    Je vais, pour contenter votre juste désir,
    Vous conter tout au long l’histoire de Peau-d’Âne.

    Il était une fois un Roi,
    Le plus grand qui fût sur la Terre,
    Aimable en Paix, terrible en Guerre,
    Seul enfin comparable à soi :
    Ses voisins le craignaient, ses États étaient calmes,
    Et l’on voyait de toutes parts
    Fleurir, à l’ombre de ses palmes,
    Et les Vertus et les beaux Arts.
    Son aimable Moitié, sa Compagne fidèle,
    Était si charmante et si belle,
    Avait l’esprit si commode et si doux
    Qu’il était encor avec elle
    Moins heureux Roi qu’heureux époux.
    De leur tendre et chaste Hyménée
    Pleine de douceur et d’agrément,
    Avec tant de vertus une fille était née
    Qu’ils se consolaient aisément
    De n’avoir pas de plus ample lignée.

    Dans son vaste et riche Palais
    Ce n’était que magnificence ;
    Partout y fourmillait une vive abondance
    De Courtisans et de Valets ;
    Il avait dans son Écurie
    Grands et petits chevaux de toutes les façons ;
    Couverts de beaux caparaçons
    Roides d’or et de broderie ;
    Mais ce qui surprenait tout le monde en entrant,
    C’est qu’au lieu le plus apparent,
    Un maître Âne étalait ses deux grandes oreilles.
    Cette injustice vous surprend,
    Mais lorsque vous saurez ses vertus nonpareilles,
    Vous ne trouverez pas que l’honneur fût trop grand.
    Tel et si net le forma la Nature
    Qu’il ne faisait jamais d’ordure,
    Mais bien beaux Écus au soleil
    Et Louis de toute manière,
    Qu’on allait recueillir sur la blonde litière
    Tous les matins à son réveil.

    Or le Ciel qui parfois se lasse
    De rendre les hommes contents,
    Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce,
    Ainsi que la pluie au beau temps,
    Permit qu’une âpre maladie
    Tout à coup de la Reine attaquât les beaux jours.
    Partout on cherche du secours ;
    Mais ni la Faculté qui le Grec étudie,
    Ni les Charlatans ayant cours,
    Ne purent tous ensemble arrêter l’incendie
    Que la fièvre allumait en s’augmentant toujours.

    Arrivée à sa dernière heure
    Elle dit au Roi son Époux :
    « Trouvez bon qu’avant que je meure
    J’exige une chose de vous ;
    C’est que s’il vous prenait envie
    De vous remarier quand je n’y serai plus…
    — Ah! dit le Roi, ces soins sont superflus,
    Je n’y songerai de ma vie,
    Soyez en repos là-dessus.
    — Je le crois bien, reprit la Reine,
    Si j’en prends à témoin votre amour véhément ;
    Mais pour m’en rendre plus certaine,
    Je veux avoir votre serment,
    Adouci toutefois par ce tempérament
    Que si vous rencontrez une femme plus belle,
    Mieux faite et plus sage que moi,
    Vous pourrez franchement lui donner votre foi
    Et vous marier avec elle. »
    Sa confiance en ses attraits
    Lui faisait regarder une telle promesse
    Comme un serment, surpris avec adresse,
    De ne se marier jamais.
    Le Prince jura donc, les yeux baignés de larmes,
    Tout ce que la Reine voulut ;
    La Reine entre ses bras mourut,
    Et jamais un Mari ne fit tant de vacarmes.
    À l’ouïr sangloter et les nuits et les jours,
    On jugea que son deuil ne lui durerait guère,
    Et qu’il pleurait ses défuntes Amours
    Comme un homme pressé qui veut sortir d’affaire.

    On ne se trompa point. Au bout de quelques mois
    Il voulut procéder à faire un nouveau choix ;
    Mais ce n’était pas chose aisée,
    Il fallait garder son serment
    Et que la nouvelle Épousée
    Eût plus d’attraits et d’agrément
    Que celle qu’on venait de mettre au monument.

    Ni la Cour en beautés fertile,
    Ni la Campagne, ni la Ville,
    Ni les Royaumes d’alentour
    Dont on alla faire le tour,
    N’en purent fournir une telle ;
    L’Infante seule était plus belle
    Et possédait certains tendres appas
    Que la défunte n’avait pas.
    Le Roi le remarqua lui-même
    Et brûlant d’un amour extrême
    Alla follement s’aviser
    Que par cette raison il devait l’épouser.
    Il trouva même un Casuiste
    Qui jugea que le cas se pouvait proposer.
    Mais la jeune Princesse triste
    D’ouïr parler d’un tel amour,
    Se lamentait et pleurait nuit et jour.

    De mille chagrins l’âme pleine,
    Elle alla trouver sa Marraine,
    Loin, dans une grotte à l’écart
    De Nacre et de Corail richement étoffée.
    C’était une admirable Fée
    Qui n’eut jamais de pareille en son Art.
    Il n’est pas besoin qu’on vous die
    Ce qu’était une Fée en ces bienheureux temps ;
    Car je suis sûr que votre Mie
    Vous l’aura dit dès vos plus jeunes ans.

    « Je sais, dit-elle, en voyant la Princesse,
    Ce qui vous fait venir ici,
    Je sais de votre cœur la profonde tristesse ;
    Mais avec moi n’ayez plus de souci.
    Il n’est rien qui vous puisse nuire
    Pourvu qu’à mes conseils vous vous laissiez conduire.
    Votre Père, il est vrai, voudrait vous épouser ;
    Écouter sa folle demande
    Serait une faute bien grande,
    Mais sans le contredire on le peut refuser.

    Dites-lui qu’il faut qu’il vous donne
    Pour rendre vos désirs contents,
    Avant qu’à son amour votre cœur s’abandonne,
    Une Robe qui soit de la couleur du Temps.
    Malgré tout son pouvoir et toute sa richesse,
    Quoique le Ciel en tout favorise ses vœux,
    Il ne pourra jamais accomplir sa promesse. »

    Aussitôt la jeune Princesse
    L’alla dire en tremblant à son Père amoureux
    Qui dans le moment fit entendre
    Aux Tailleurs les plus importants
    Que s’ils ne lui faisaient, sans trop le faire attendre,
    Une Robe qui fût de la couleur du Temps,
    Ils pouvaient s’assurer qu’il les ferait tous pendre.

    Le second jour ne luisait pas encor
    Qu’on apporta la Robe désirée ;
    Le plus beau bleu de l’Empyrée
    N’est pas, lorsqu’il est ceint de gros nuage d’or
    D’une couleur plus azurée.
    De joie et de douleur l’Infante pénétrée
    Ne sait que dire ni comment
    Se dérober à son engagement.
    « Princesse, demandez-en une,
    Lui dit sa Marraine tout bas,
    Qui plus brillante et moins commune,
    Soit de la couleur de la Lune.
    Il ne vous la donnera pas. »
    À peine la Princesse en eut fait la demande
    Que le Roi dit à son Brodeur :
    « Que l’astre de la Nuit n’ait pas plus de splendeur
    Et que dans quatre jours sans faute on me la rende. »

    Le riche habillement fut fait au jour marqué,
    Tel que le Roi s’en était expliqué.
    Dans les Cieux où la Nuit a déployé ses voiles,
    La Lune est moins pompeuse en sa robe d’argent
    Lors même qu’au milieu de son cours diligent
    Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.

    La Princesse admirant ce merveilleux habit,
    Était à consentir presque délibérée ;
    Mais par sa Marraine inspirée,
    Au Prince amoureux elle dit :
    « Je ne saurais être contente
    Que je n’aie une Robe encore plus brillante
    Et de la couleur du Soleil. »
    Le Prince qui l’aimait d’un amour sans pareil,
    Fit venir aussitôt un riche Lapidaire
    Et lui commanda de la faire
    D’un superbe tissu d’or et de diamants,
    Disant que s’il manquait à le bien satisfaire,
    Il le ferait mourir au milieu des tourments.

    Le Prince fut exempt de s’en donner la peine,
    Car l’ouvrier industrieux,
    Avant la fin de la semaine,
    Fit apporter l’ouvrage précieux,
    Si beau, si vif, si radieux,
    Que le blond Amant de Clymène,
    Lorsque sur la voûte des Cieux
    Dans son char d’or il se promène,
    D’un plus brillant éclat n’éblouit pas les yeux.

    L’Infante que ces dons achèvent de confondre,
    À son Père, à son Roi ne sait plus que répondre.
    Sa Marraine aussitôt la prenant par la main :
    « Il ne faut pas, lui dit-elle à l’oreille,
    Demeurer en si beau chemin ;
    Est-ce une si grande merveille
    Que tous ces dons que vous en recevez,
    Tant qu’il aura l’Âne que vous savez,
    Qui d’écus d’or sans cesse emplit sa bourse?
    Demandez-lui la peau de ce rare Animal.
    Comme il est toute sa ressource,
    Vous ne l’obtiendrez pas, ou je raisonne mal. »

    Cette Fée était bien savante,
    Et cependant elle ignorait encor
    Que l’amour violent pourvu qu’on le contente,
    Compte pour rien l’argent et l’or ;
    La peau fut galamment aussitôt accordée
    Que l’Infante l’eut demandée.

    Cette Peau quand on l’apporta
    Terriblement l’épouvanta
    Et la fit de son sort amèrement se plaindre.
    Sa Marraine survint et lui représenta
    Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre :
    Qu’il faut laisser penser au Roi
    Qu’elle est tout à fait disposée
    À subir avec lui la conjugale Loi,
    Mais qu’au même moment, seule et bien déguisée,
    Il faut qu’elle s’en aille en quelque État lointain
    Pour éviter un mal si proche et si certain.

    « Voici, poursuivit-elle, une grande cassette
    Où nous mettrons tous vos habits,
    Votre miroir votre toilette,
    Vos diamants et vos rubis.
    Je vous donne encor ma Baguette ;
    En la tenant en votre main,
    La cassette suivra votre même chemin
    Toujours sous la Terre cachée ;
    Et lorsque vous voudrez l’ouvrir,
    À peine mon bâton la Terre aura touchée
    Qu’aussitôt à vos yeux elle viendra s’offrir.

    Pour vous rendre méconnaissable,
    La dépouille de l’âne est un masque admirable.
    Cachez-vous bien dans cette peau,
    On ne croira jamais, tant elle est effroyable,
    Qu’elle renferme rien de beau. »

    La Princesse ainsi travestie
    De chez la sage Fée à peine fut sortie,
    Pendant la fraîcheur du matin,
    Que le Prince qui pour la Fête
    De son heureux Hymen s’apprête,
    Apprend tout effrayé son funeste destin.
    Il n’est point de maison, de chemin, d’avenue,
    Qu’on ne parcoure promptement ;
    Mais on s’agite vainement,
    On ne peut deviner ce qu’elle est devenue.

    Partout se répandit un triste et noir chagrin ;
    Plus de Noces, plus de Festin,
    Plus de Tarte, plus de Dragées ;
    Les Dames de la Cour toutes découragées,
    N’en dînèrent point la plupart ;
    Mais du Curé surtout la tristesse fut grande,
    Car il en déjeuna fort tard,
    Et qui pis est n’eut point d’offrande.

    L’Infante cependant poursuivait son chemin,
    Le visage couvert d’une vilaine crasse ;
    À tous Passants elle tendait la main,
    Et tâchait pour servir de trouver une place.
    Mais les moins délicats et les plus malheureux
    La voyant si maussade et si pleine d’ordure,
    Ne voulaient écouter ni retirer chez eux
    Une si sale créature.

    Elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin ;
    Enfin elle arriva dans une Métairie
    Où la Fermière avait besoin
    D’une souillon, dont l’industrie
    Allât jusqu’à savoir bien laver des torchons
    Et nettoyer l’auge aux Cochons.

    On la mit dans un coin au fond de la cuisine
    Où les Valets, insolente vermine,
    Ne faisaient que la tirailler
    La contredire et la railler ;
    Ils ne savaient quelle pièce lui faire,
    La harcelant à tout propos ;
    Elle était la butte ordinaire
    De tous leurs quolibets et de tous leurs bons mots.

    Elle avait le Dimanche un peu plus de repos ;
    Car ayant du matin fait sa petite affaire,
    Elle entrait dans sa chambre en tenant son huis clos,
    Elle se décrassait, puis ouvrait sa cassette,
    Mettait proprement sa toilette,
    Rangeait dessus ses petits pots.
    Devant son grand miroir, contente et satisfaite,
    De la Lune tantôt la robe elle mettait,
    Tantôt celle où le feu du Soleil éclatait,
    Tantôt la belle robe bleue
    Que tout l’azur des Cieux ne saurait égaler,
    Avec ce chagrin seul que leur traînante queue
    Sur le plancher trop court ne pouvait s’étaler.
    Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche
    Et plus brave cent fois que nulle autre n’était ;
    Ce doux plaisir la sustentait
    Et la menait jusqu’à l’autre Dimanche.

    J’oubliais à dire en passant
    Qu’en cette grande Métairie
    D’un Roi magnifique et puissant
    Se faisait la Ménagerie,
    Que là, Poules de Barbarie,
    Râles, Pintades, Cormorans,
    Oisons musqués, Canes Petières,
    Et mille autres oiseaux de bizarres manières,
    Entre eux presque tous différents,
    Remplissaient à l’envi dix cours toutes entières.

    Le Fils du Roi dans ce charmant séjour
    Venait souvent au retour de la Chasse
    Se reposer boire à la glace
    Avec les Seigneurs de sa Cour.
    Tel ne fut point le beau Céphale :
    Son air était Royal, sa mine martiale,
    Propre à faire trembler les plus fiers bataillons.
    Peau d’Âne de fort loin le vit avec tendresse,
    Et reconnut par cette hardiesse
    Que sous sa crasse et ses haillons
    Elle gardait encor le cœur d’une Princesse.

    « Qu’il a l’air grand, quoiqu’il l’ait négligé,
    Qu’il est aimable, disait-elle,
    Et que bienheureuse est la belle
    À qui son cœur est engagé !
    D’une robe de rien s’il m’avait honorée,
    Je m’en trouverais plus parée
    Que de toutes celles que j’ai. »

    Un jour le jeune Prince errant à l’aventure
    De basse-cour en basse-cour,
    Passa dans une allée obscure
    Où de Peau d’Âne était l’humble séjour.
    Par hasard il mit l’œil au trou de la serrure.
    Comme il était fête ce jour,
    Elle avait pris une riche parure
    Et ses superbes vêtements
    Qui, tissus de fin or et de gros diamants,
    Égalaient du Soleil la clarté la plus pure.
    Le Prince au gré de son désir
    La contemple et ne peut qu’à peine,
    En la voyant, reprendre haleine,
    Tant il est comblé de plaisir.
    Quels que soient les habits, la beauté du visage,
    Son beau tour, sa vive blancheur,
    Ses traits fins, sa jeune fraîcheur
    Le touchent cent fois davantage ;
    Mais un certain air de grandeur,
    Plus encore une sage et modeste pudeur,
    Des beautés de son âme assuré témoignage,
    S’emparèrent de tout son cœur.

    Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte,
    Il voulut enfoncer la porte ;
    Mais croyant voir une Divinité,
    Trois fois par le respect son bras fut arrêté.

    Dans le Palais, pensif il se retire,
    Et là, nuit et jour il soupire ;
    Il ne veut plus aller au Bal
    Quoiqu’on soit dans le Carnaval.
    Il hait la Chasse, il hait la Comédie,
    Il n’a plus d’appétit, tout lui fait mal au cœur,
    Et le fond de sa maladie
    Est une triste et mortelle langueur.

    Il s’enquit quelle était cette Nymphe admirable
    Qui demeurait dans une basse-cour,
    Au fond d’une allée effroyable,
    Où l’on ne voit goutte en plein jour.
    « C’est, lui dit-on, Peaud’Âne, en rien Nymphe ni belle
    Et que Peau d’Âne l’on appelle,
    À cause de la Peau qu’elle met sur son cou ;
    De l’Amour c’est le vrai remède,
    La bête en un mot la plus laide,
    Qu’on puisse voir après le Loup. »
    On a beau dire, il ne saurait le croire ;
    Les traits que l’amour a tracés
    Toujours présents à sa mémoire
    N’en seront jamais effacés.

    Cependant la Reine sa Mère
    Qui n’a que lui d’enfant pleure et se désespère ;
    De déclarer son mal elle le presse en vain,
    Il gémit, il pleure, il soupire,
    Il ne dit rien, si ce n’est qu’il désire
    Que Peau d’Âne lui fasse un gâteau de sa main ;
    Et la Mère ne sait ce que son Fils veut dire.
    « Ô Ciel ! Madame, lui dit-on,
    Cette Peau d’Âne est une noire Taupe
    Plus vilaine encore et plus gaupe
    Que le plus sale Marmiton.
    — N’importe, dit la Reine, il le faut satisfaire
    Et c’est à cela seul que nous devons songer. »
    Il aurait eu de l’or, tant l’aimait cette Mère,
    S’il en avait voulu manger.

    Peau d’Âne donc prend sa farine
    Qu’elle avait fait bluter exprès
    Pour rendre sa pâte plus fine,
    Son sel, son beurre et ses œufs frais ;
    Et pour bien faire sa galette,
    S’enferme seule en sa chambrette.

    D’abord elle se décrassa
    Les mains, les bras et le visage,
    Et prit un corps d’argent que vite elle laça
    Pour dignement faire l’ouvrage
    Qu’aussitôt elle commença.

    On dit qu’en travaillant un peu trop à la hâte,
    De son doigt par hasard il tomba dans la pâte
    Un de ses anneaux de grand prix ;
    Mais ceux qu’on tient savoir le fin de cette histoire
    Assurent que par elle exprès il y fut mis ;
    Et pour moi franchement je l’oserais bien croire,
    Fort sûr que, quand le Prince à sa porte aborda
    Et par le trou la regarda,
    Elle s’en était aperçue :
    Sur ce point la femme est si drue
    Et son œil va si promptement
    Qu’on ne peut la voir un moment
    Qu’elle ne sache qu’on l’a vue.
    Je suis bien sûr encor et j’en ferais serment,
    Qu’elle ne douta point que de son jeune Amant
    La Bague ne fût bien reçue.

    On ne pétrit jamais un si friand morceau,
    Et le Prince trouva la galette si bonne
    Qu’il ne s’en fallut rien que d’une faim gloutonne
    Il n’avalât aussi l’anneau.
    Quand il en vit l’émeraude admirable,
    Et du jonc d’or le cercle étroit,
    Qui marquait la forme du doigt,
    Son cœur en fut touché d’une joie incroyable ;
    Sous son chevet il le mit à l’instant,
    Et son mal toujours augmentant,
    Les Médecins sages d’expérience,
    En le voyant maigrir de jour en jour,
    Jugèrent tous, par leur grande science,
    Qu’il était malade d’amour.

    Comme l’Hymen, quelque mal qu’on en die,
    Est un remède exquis pour cette maladie,
    On conclut à le marier ;
    Il s’en fit quelque temps prier
    Puis dit : « Je le veux bien, pourvu que l’on me donne
    En mariage la personne
    Pour qui cet anneau sera bon. »
    À cette bizarre demande,
    De la Reine et du Roi la surprise fut grande ;
    Mais il était si mal qu’on n’osa dire non.

    Voilà donc qu’on se met en quête
    De celle que l’anneau, sans nul égard du sang,
    Doit placer dans un si haut rang ;
    Il n’en est point qui ne s’apprête
    À venir présenter son doigt
    Ni qui veuille céder son droit.

    Le bruit ayant couru que pour prétendre au Prince,
    Il faut avoir le doigt bien mince,
    Tout Charlatan, pour être bienvenu,
    Dit qu’il a le secret de le rendre menu ;
    L’une, en suivant son bizarre caprice,
    Comme une rave le ratisse ;
    L’autre en coupe un petit morceau ;
    Une autre en le pressant croit qu’elle l’apetisse ;
    Et l’autre, avec de certaine eau,
    Pour le rendre moins gros en fait tomber la peau ;
    Il n’est enfin point de manœuvre
    Qu’une Dame ne mette en œuvre,
    Pour faire que son doigt cadre bien à l’anneau.

    L’essai fut commencé par les jeunes Princesses,
    Les Marquises et les Duchesses ;
    Mais leurs doigts quoique délicats,
    Étaient trop gros et n’entraient pas.
    Les Comtesses, et les Baronnes,
    Et toutes les nobles Personnes,
    Comme elles tour à tour présentèrent leur main
    Et la présentèrent en vain.

    Ensuite vinrent les Grisettes
    Dont les jolis et menus doigts,
    Car il en est de très bien faites,
    Semblèrent à l’anneau s’ajuster quelquefois.
    Mais la Bague toujours trop petite ou trop ronde
    D’un dédain presque égal rebutait tout le monde.

    Il fallut en venir enfin
    Aux Servantes, aux Cuisinières,
    Aux Tortillons, aux Dindonnières,
    En un mot à tout le fretin,
    Dont les rouges et noires pattes,
    Non moins que les mains délicates,
    Espéraient un heureux destin.
    Il s’y présenta mainte fille
    Dont le doigt, gros et ramassé,
    Dans la Bague du Prince eût aussi peu passé
    Qu’un câble au travers d’une aiguille.

    On crut enfin que c’était fait,
    Car il ne restait en effet,
    Que la pauvre Peau d’Âne au fond de la cuisine.
    Mais comment croire, disait-on,
    Qu’à régner le ciel la destine !
    Le Prince dit: « Et pourquoi non ?
    Qu’on la fasse venir. » Chacun se prit à rire,
    Criant tout haut : « Que veut-on dire,
    De faire entrer ici cette sale guenon ? »
    Mais lorsqu’elle tira de dessous sa peau noire
    Une petite main qui semblait de l’ivoire
    Qu’un peu de pourpre a coloré,
    Et que de la Bague fatale,
    D’une justesse sans égale
    Son petit doigt fut entouré,
    La Cour fut dans une surprise
    Qui ne peut pas être comprise.

    On la menait au Roi dans ce transport subit ;
    Mais elle demanda qu’avant que de paraître
    Devant son Seigneur et son Maître,
    On lui donnât le temps de prendre un autre habit.
    De cet habit, pour la vérité dire,
    De tous côtés on s’apprêtait à rire ;
    Mais lorsqu’elle arriva dans les Appartements,
    Et qu’elle eut traversé les salles
    Avec ses pompeux vêtements
    Dont les riches beautés n’eurent jamais d’égales ;
    Que ses aimables cheveux blonds
    Mêlés de diamants dont la vive lumière
    En faisait autant de rayons,
    Que ses yeux bleus, grands, doux et longs,
    Qui pleins d’une Majesté fière
    Ne regardent jamais sans plaire et sans blesser,
    Et que sa taille enfin si menue et si fine
    Qu’avec que ses deux mains on eût pu l’embrasser,
    Montrèrent leurs appas et leur grâce divine,
    Des Dames de la Cour, et de leurs ornements
    Tombèrent tous les agréments.

    Dans la joie et le bruit de toute l’Assemblée,
    Le bon Roi ne se sentait pas
    De voir sa Bru posséder tant d’appas ;
    La Reine en était affolée,
    Et le Prince son cher Amant,
    De cent plaisirs l’âme comblée,
    Succombait sous le poids de son ravissement.
    Pour l’Hymen aussitôt chacun prit ses mesures ;
    Le Monarque en pria tous les Rois d’alentour,
    Qui, tous brillants de diverses parures,
    Quittèrent leurs États pour être à ce grand jour.
    On en vit arriver des climats de l’Aurore,
    Montés sur de grands Éléphants ;
    Il en vint du rivage More,
    Qui, plus noirs et plus laids encore,
    Faisaient peur aux petits enfants ;
    Enfin de tous les coins du Monde,
    Il en débarque et la Cour en abonde.

    Mais nul Prince, nul Potentat,
    N’y parut avec tant d’éclat
    Que le père de l’Épousée,
    Qui d’elle autrefois amoureux
    Avait avec le temps purifié les feux
    Dont son âme était embrasée.
    Il en avait banni tout désir criminel
    Et de cette odieuse flamme
    Le peu qui restait dans son âme
    N’en rendait que plus vif son amour paternel.
    Dès qu’il la vit : « Que béni soit le Ciel
    Qui veut bien que je te revoie,
    Ma chère enfant », dit-il, et tout pleurant de joie,
    Courut tendrement l’embrasser ;
    Chacun à son bonheur voulut s’intéresser,
    Et le futur Époux était ravi d’apprendre
    Que d’un Roi si puissant il devenait le Gendre.

    Dans ce moment la Marraine arriva
    Qui raconta toute l’histoire,
    Et par son récit acheva
    De combler Peau d’Âne de gloire.

    Il n’est pas malaisé de voir
    Que le but de ce Conte est qu’un Enfant apprenne
    Qu’il vaut mieux s’exposer à la plus rude peine
    Que de manquer à son devoir ;

    Que la Vertu peut être infortunée
    Mais qu’elle est toujours couronnée ;
    Que contre un fol amour et ses fougueux transports
    La Raison la plus forte est une faible digue,
    Et qu’il n’est point de riches trésors
    Dont un Amant ne soit prodigue ;

    Que de l’eau claire et du pain bis
    Suffisent pour la nourriture
    De toute jeune Créature,
    Pourvu qu’elle ait de beaux habits ;
    Que sous le Ciel il n’est point de femelle
    Qui ne s’imagine être belle,
    Et qui souvent ne s’imagine encor
    Que si des trois Beautés la fameuse querelle
    S’était démêlée avec elle,
    Elle aurait eu la pomme d’or.

    Le Conte de Peau d’Âne est difficile à croire,
    Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants,
    Des Mères et des Mères-grands,
    On en gardera la mémoire.