-
La Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis
La Marquise de Salusses ou la Patience de GriselidisConte de Charles Perrault
- Au pied des célèbres montagnes
- Où le Pô s'échappant de dessous ses roseaux,
- Va dans le sein des prochaines campagnes
- Promener ses naissantes eaux,
- Vivait un jeune et vaillant Prince,
- Les délices de sa Province:
- Le ciel, en le formant, sur lui tout à la fois
- Versa ce qu'il a de plus rare,
- Ce qu'entre ses amis d'ordinaire il sépare,
- Et qu'il ne donne qu'aux grands Rois.
- Comblé de tous les dons et du corps et de l'âme,
- Il fut robuste, adroit, propre au métier de Mars,
- Et par l'instinct secret d'une divine flamme,
- Avec ardeur il aima les beaux Arts.
- Il aima les combats, il aima la victoire,
- Les grands projets, les actes valeureux,
- Et tout ce qui fait vivre un beau nom dans l'histoire;
- Mais son cœur tendre et généreux
- Fut encor plus sensible à la solide gloire
- De rendre ses Peuples heureux.
- Ce tempérament héroïque
- Fut obscurci d'une sombre vapeur
- Qui, chagrine et mélancolique,
- Lui faisait voir dans le fond de son cœur
- Tout le beau sexe infidèle et trompeur:
- Dans la femme où brillait le plus rare mérite,
- Il voyait une âme hypocrite,
- Un esprit d'orgueil enivré,
- Un cruel ennemi qui sans cesse n'aspire
- Qu'à prendre un souverain empire
- Sur l'homme malheureux qui lui sera livré.
- Le fréquent usage du monde,
- Où l'on ne voit qu'Époux subjugués ou trahis,
- Joint à l'air jaloux du Pays,
- Accrut encor cette haine profonde.
- Il jura donc plus d'une fois
- Que quand même le Ciel pour lui plein de tendresse
- Formerait une autre Lucrèce,
- Jamais de l'hyménée il ne suivrait les lois.
- Ainsi, quand le matin, qu'il donnait aux affaires,
- Il avait réglé sagement
- Toutes les choses nécessaires
- Au bonheur du gouvernement,
- Que du faible orphelin, de la veuve oppressée,
- Il avait conservé les droits,
- Ou banni quelque impôt qu'une guerre forcée
- Avait introduit autrefois,
- L'autre moitié de la journée
- À la chasse était destinée,
- Où les Sangliers et les Ours,
- Malgré leur fureur et leurs armes
- Lui donnaient encor moins d'alarmes
- Que le sexe charmant qu'il évitait toujours.
- Cependant ses sujets que leur intérêt presse
- De s'assurer d'un successeur
- Qui les gouverne un jour avec même douceur,
- À leur donner un fils le conviaient sans cesse.
- Un jour dans le Palais ils vinrent tous en corps
- Pour faire leurs derniers efforts;
- Un Orateur d'une grave apparence,
- Et le meilleur qui fût alors,
- Dit tout ce qu'on peut dire en pareille occurrence.
- Il marqua leur désir pressant
- De voir sortir du Prince une heureuse lignée
- Qui rendît à jamais leur État florissant;
- Il lui dit même en finissant
- Qu'il voyait un Astre naissant
- Issu de son chaste hyménée
- Qui faisait pâlir le Croissant.
- D'un ton plus simple et d'une voix moins forte,
- Le Prince à ses sujets répondit de la sorte:
- Le zèle ardent, dont je vois qu'en ce jour
- Vous me portez aux nœuds du mariage,
- Me fait plaisir et m'est de votre amour
- Un agréable témoignage;
- J'en suis sensiblement touché,
- Et voudrais dès demain pouvoir vous satisfaire:
- Mais à mon sens l'hymen est une affaire
- Où plus l'homme est prudent, plus il est empêché.
- Observez bien toutes les jeunes filles;
- Tant qu'elles sont au sein de leurs familles,
- Ce n'est que vertu, que bonté,
- Que pudeur que sincérité,
- Mais sitôt que le mariage
- Au déguisement a mis fin
- Et qu'ayant fixé leur destin
- Il n'importe plus d'être sage,
- Elles quittent leur personnage,
- Non sans avoir beaucoup pâti,
- Et chacune dans son ménage
- Selon son gré prend son parti.
- L'une d'humeur chagrine, et que rien ne récrée,
- Devient une Dévote outrée,
- Qui crie et gronde à tous moments;
- L'autre se façonne en Coquette
- Qui sans cesse écoute ou caquette,
- Et n'a jamais assez d'Amants;
- Celle-ci des beaux Arts follement curieuse,
- De tout décide avec hauteur
- Et critiquant le plus habile Auteur
- Prend la forme de Précieuse;
- Cette autre s'érige en Joueuse,
- Perd tout, argent, bijoux, bagues, meubles de prix,
- Et même jusqu'à ses habits.
- Dans la diversité des routes qu'elles tiennent,
- Il n'est qu'une chose où je vois
- Qu'enfin toutes elles conviennent,
- C'est de vouloir donner la loi.
- Or je suis convaincu que dans le mariage
- On ne peut jamais vivre heureux,
- Quand on y commande tous deux;
- Si donc vous souhaitez qu'à l'hymen je m'engage,
- Cherchez une jeune beauté
- Sans orgueil et sans vanité,
- D'une obéissance achevée,
- D'une patience éprouvée,
- Et qui n'ait point de volonté,
- Je la prendrai quand vous l'aurez trouvée.
- Le Prince ayant mis fin à ce discours moral,
- Monte brusquement à cheval,
- Et court joindre à perte d'haleine
- Sa meute qui l'attend au milieu de la plaine.
- Après avoir passé des prés et des guérets,
- Il trouve ses Chasseurs couchés sur l'herbe verte;
- Tous se lèvent et tous alertes
- Vont trembler de leurs cors les hôtes des forêts.
- Des chiens courants l'aboyante famille,
- Deçà, delà, parmi le chaume brille,
- Et les limiers à l'œil ardent
- Qui du fort de la Bête à leur poste reviennent,
- Entraînent en les regardant
- Les forts valets qui les retiennent.
- S'étant instruit par un des siens
- Si tout est prêt, si l'on est sur la trace,
- Il ordonne aussitôt qu'on commence la chasse,
- Et fait donner le Cerf aux chiens.
- Le son des cors qui retentissent,
- Le bruit des chevaux qui hennissent
- Et des chiens animés les pénétrants abois,
- Remplissent la forêt de tumulte et de trouble,
- Et pendant que l'écho sans cesse les redouble,
- S'enfoncent avec eux dans les plus creux du bois.
- Le Prince, par hasard ou par sa destinée,
- Prit une route détournée
- Où nul des Chasseurs ne le suit;
- Plus il court, plus il s'en sépare:
- Enfin à tel point il s'égare
- Que des chiens et des cors il n'entend plus le bruit.
- L'endroit où le mena sa bizarre aventure,
- Clair de ruisseaux et sombre de verdure,
- Saisissait les esprits d'une secrète horreur;
- La simple et naïve Nature
- S'y faisait voir et si belle et si pure,
- Que mille fois il bénit son erreur
- Rempli des douces rêveries
- Qu'inspirent les grands bois, les eaux et les prairies,
- Il sent soudain frapper et son cœur et ses yeux
- Par l'objet le plus agréable,
- Le plus doux et le plus aimable
- Qu'il eût jamais vu sous les Cieux.
- C'était une jeune Bergère
- Qui filait aux bords d'un ruisseau,
- Et qui conduisant son troupeau,
- D'une main sage et ménagère
- Tournait son agile fuseau.
- Elle aurait pu dompter les cœurs les plus sauvages;
- Des lys, son teint a la blancheur
- Et sa naturelle fraîcheur
- S'était toujours sauvée à l'ombre des bocages:
- Sa bouche, de l'enfance avait tout l'agrément,
- Et ses yeux qu'adoucit une brune paupière,
- Plus bleus que n'est le firmament,
- Avaient aussi plus de lumière.
- Le Prince, avec transport, dans le bois se glissant,
- Contemple les beautés dont son âme est émue,
- Mais le bruit qu'il fait en passant
- De la Belle sur lui fit détourner la vue;
- Dès qu'elle se vit aperçue,
- D'un brillant incarnat la prompte et vive ardeur
- De son beau teint redoubla la splendeur,
- Et sur son visage épandue,
- Y fit triompher la pudeur.
- Sous le voile innocent de cette honte aimable,
- Le Prince découvrit une simplicité,
- Une douceur, une sincérité,
- Dont il croyait le beau sexe incapable,
- Et qu'il voit là dans toute leur beauté.
- Saisi d'une frayeur pour lui toute nouvelle,
- Il s'approche interdit, et plus timide qu'elle,
- Lui dit d'une tremblante voix,
- Que de tous ses veneurs il a perdu la trace,
- Et lui demande si la chasse
- N'a point passé quelque part dans le bois.
- Rien n'a paru, Seigneur dans cette solitude,
- Dit-elle, et nul ici que vous seul n'est venu;
- Mais n'ayez point d'inquiétude,
- Je remettrai vos pas sur un chemin connu.
- De mon heureuse destinée
- Je ne puis, lui dit-il, trop rendre grâce aux Dieux;
- Depuis longtemps je fréquente ces lieux,
- Mais j'avais ignoré jusqu'à cette journée
- Ce qu'ils ont de plus précieux.
- Dans ce temps elle voit que le Prince se baisse
- Sur le moite bord du ruisseau,
- Pour étancher dans le cours de son eau
- La soif ardente qui le presse.
- Seigneur, attendez un moment,
- Dit-elle, et courant promptement
- Vers sa cabane, elle y prend une tasse
- Qu'avec joie et de bonne grâce,
- Elle présente à ce nouvel Amant.
- Les vases précieux de cristal et d'agate
- Où l'or en mille endroits éclate,
- Et qu'un Art curieux avec soin façonna,
- N'eurent jamais pour lui, dans leur pompe inutile,
- Tant de beauté que le vase d'argile
- Que la Bergère lui donna.
- Cependant pour trouver une route facile
- Qui mène le Prince à la Ville,
- Ils traversent des bois, des rochers escarpés
- Et de torrents entrecoupés;
- Le Prince n'entre point dans de route nouvelle
- Sans en bien observer tous les lieux d'alentour
- Et son ingénieux Amour
- Qui songeait au retour
- En fit une carte fidèle.
- Dans un bocage sombre et frais
- Enfin la Bergère le mène,
- Où de dessous ses branchages épais
- Il voit au loin dans le sein de la plaine
- Les toits dorés de son riche Palais.
- S'étant séparé de la Belle,
- Touché d'une vive douleur,
- À pas lents il s'éloigne d'Elle,
- Chargé du trait qui lui perce le cœur;
- Le souvenir de sa tendre aventure
- Avec plaisir le conduisit chez lui.
- Mais dès le lendemain il sentit sa blessure,
- Et se vit accablé de tristesse et d'ennui.
- Dès qu'il le peut il retourne à la chasse,
- Où de sa suite adroitement
- Il s'échappe et se débarrasse
- Pour s'égarer heureusement.
- Des arbres et des monts les cimes élevées,
- Qu'avec grand soin il avait observées,
- Et les avis secrets de son fidèle Amour,
- Le guidèrent si bien que malgré les traverses
- De cent routes diverses,
- De sa jeune Bergère il trouva le séjour.
- Il sut qu'elle n'a plus que son Père avec elle,
- Que Griselidis on l'appelle,
- Qu'ils vivent doucement du lait de leurs brebis,
- Et que de leur toison qu'elle seule elle file,
- Sans avoir recours à la ville,
- Ils font eux-mêmes leurs habits.
- Plus il la voit, plus il s'enflamme
- Des vives beautés de son âme
- Il connaît en voyant tant de dons précieux,
- Que si la Bergère est si belle,
- C'est qu'une légère étincelle
- De l'esprit qui l'anime a passé dans ses yeux.
- Il ressent une joie extrême
- D'avoir si bien placé ses premières amours;
- Ainsi sans plus tarder il fit dès le jour même
- Assembler son Conseil et lui tint ce discours
- Enfin aux Lois de l'Hyménée
- Suivant vos vœux je me vais engager;
- Je ne prends point ma femme en Pays étranger,
- Je la prends parmi vous, belle, sage, bien née,
- Ainsi que mes aïeux ont fait plus d'une fois.
- Mais j'attendrai cette grande journée
- A vous informer de mon choix.
- Dès que la nouvelle fut sue,
- Partout elle fut répandue.
- On ne peut dire avec combien d'ardeur
- L'allégresse publique
- De tous côtés s'explique;
- Le plus content fut l'Orateur,
- Qui par son discours pathétique
- Croyait d'un si grand bien être l'unique Auteur
- Qu'il se trouvait homme de conséquence!
- Rien ne peut résister à la grande éloquence,
- Disait-il sans cesse en son cœur
- Le plaisir fut de voir le travail inutile
- Des Belles de toute la Ville
- Pour s'attirer et mériter le choix
- Du Prince leur Seigneur qu'un air chaste et modeste
- Charmait uniquement et plus que tout le reste,
- Ainsi qu'il l'avait dit cent fois.
- D'habit et de maintien toutes elles changèrent,
- D'un ton dévot elles toussèrent,
- Elles radoucirent leurs voix,
- De demi-pied les coiffures baissèrent,
- La gorge se couvrit, les manches s'allongèrent,
- À peine on leur voyait le petit bout des doigts.
- Dans la Ville avec diligence,
- Pour l'Hymen dont le jour s'avance,
- On voit travailler tous les Arts:
- Ici se font de magnifiques chars
- D'une forme toute nouvelle,
- Si beaux et si bien inventés,
- Que l'or qui partout étincelle
- En fait la moindre des beautés.
- Là pour voir aisément et sans aucun obstacle
- Toute la pompe du spectacle,
- On dresse de longs échafauds,
- Ici de grands Arcs triomphaux
- Où du Prince guerrier se célèbre la gloire,
- Et de l'Amour sur lui l'éclatante victoire.
- Là, sont forgés d'un art industrieux,
- Ces feux qui par les coups d'un innocent tonnerre,
- En effrayant la Terre,
- De mille astres nouveaux embellissent les Cieux.
- Là d'un ballet ingénieux
- Se concerte avec soin l'agréable folie,
- Et là d'un Opéra peuplé de mille Dieux,
- Le plus beau que jamais ait produit l'Italie,
- On entend répéter les airs mélodieux.
- Enfin, du fameux Hyménée,
- Arriva la grande journée.
- Sur le fond d'un Ciel vif et pur
- À peine l'Aurore vermeille
- Confondait l'or avec l'azur,
- Que partout en sursaut le beau sexe s'éveille;
- Le Peuple curieux s'épand de tous côtés,
- En différents endroits des Gardes sont postés
- Pour contenir la Populace,
- Et la contraindre à faire place.
- Tout le Palais retentit de clairons,
- De flûtes, de hautbois, de rustiques musettes,
- Et l'on n'entend aux environs
- Que des tambours et des trompettes.
- Enfin le Prince sort entouré de sa Cour
- Il s'élève un long cri de joie,
- Mais on est bien surpris quand au premier détour,
- De la Forêt prochaine on voit qu'il prend la voie,
- Ainsi qu'il faisait chaque jour.
- Voilà, dit-on, son penchant qui l'emporte,
- Et de ses passions, en dépit de l'Amour,
- La Chasse est toujours la plus forte.
- Il traverse rapidement
- Les guérets de la plaine et gagnant la montagne,
- Il entre dans le bois au grand étonnement
- De la Troupe qui l'accompagne.
- Après avoir passé par différents détours,
- Que son cœur amoureux se plaît à reconnaître,
- Il trouve enfin la cabane champêtre,
- Où logent ses tendres amours.
- Griselidis de l'Hymen informée,
- Par la voix de la Renommée,
- En avait pris son bel habillement;
- Et pour en aller voir la pompe magnifique,
- De dessous sa case rustique
- Sortait en ce même moment.
- Où courez-vous si prompte et si légère?
- Lui dit le Prince en l'abordant
- Et tendrement la regardant;
- Cessez de vous hâter trop aimable Bergère:
- La noce où vous allez, et dont je suis l'Epoux,
- Ne saurait se faire sans vous.
- Oui, je vous aime, et je vous ai choisie
- Entre mille jeunes beautés,
- Pour passer avec vous le reste de ma vie,
- Si toutefois mes vœux ne sont pas rejetés.
- Ah! dit-elle, Seigneur je n'ai garde de croire
- Que je sois destinée à ce comble de gloire;
- Vous cherchez à vous divertir.
- Non, non, dit-il, je suis sincère,
- J'ai déjà pour moi votre Père
- (Le Prince avait eu soin de l'en faire avertir).
- Daignez, Bergère, y consentir,
- C'est là tout ce qui reste à faire.
- Mais afin qu'entre nous une solide paix
- Éternellement se maintienne,
- Il faudrait me jurer que vous n'aurez jamais
- D'autre volonté que la mienne.
- Je le jure, dit-elle, et je vous le promets;
- Si j'avais épousé le moindre du Village,
- J'obéirais, son joug me serait doux;
- Hélas! combien donc davantage,
- Si je viens à trouver en vous
- Et mon Seigneur et mon Epoux.
- Ainsi le Prince se déclare,
- Et pendant que la Cour applaudit à son choix,
- Il porte la Bergère à souffrir qu'on la pare
- Des ornements qu'on donne aux Épouses des Rois.
- Celles qu'à cet emploi leur devoir intéresse
- Entrent dans la cabane, et là diligemment
- Mettent tout leur savoir et toute leur adresse
- À donner de la grâce à chaque ajustement.
- Dans cette Hutte où l'on se presse
- Les Dames admirent sans cesse
- Avec quel art la Pauvreté
- S'y cache sous la Propreté;
- Et cette rustique Cabane,
- Que couvre et rafraîchit un spacieux Platane,
- Leur semble un séjour enchanté.
- Enfin, de ce Réduit sort pompeuse et brillante
- La Bergère charmante;
- Ce ne sont qu'applaudissements
- Sur sa beauté, sur ses habillements;
- Mais sous cette pompe étrangère
- Déjà plus d'une fois le Prince a regretté
- Des ornements de la Bergère
- L'innocente simplicité.
- Sur un grand char d'or et d'ivoire,
- La Bergère s'assied pleine de majesté;
- Le Prince y monte avec fierté,
- Et ne trouve pas moins de gloire
- À se voir comme Amant assis à son côté
- Qu'à marcher en triomphe après une victoire;
- La Cour les suit et tous gardent leur rang
- Que leur donne leur charge ou l'éclat de leur sang.
- La ville dans les champs presque toute sortie
- Couvrait les plaines d'alentour
- Et du choix du Prince avertie,
- Avec impatience attendait son retour.
- Il paraît, on le joint. Parmi l'épaisse foule
- Du Peuple qui se fend le char à peine roule;
- Par les longs cris de joie à tout coup redoublés
- Les chevaux émus et troublés
- Se cabrent, trépignent, s'élancent,
- Et reculent plus qu'ils n'avancent.
- Dans le Temple on arrive enfin,
- Et là par la chaîne éternelle
- D'une promesse solennelle,
- Les deux Époux unissent leur destin;
- Ensuite au Palais ils se rendent,
- Où mille plaisirs les attendent,
- Où la Danse, les Jeux, les Courses, les Tournois,
- Répandent l'allégresse en différents endroits;
- Sur le soir le blond Hyménée
- De ses chastes douceurs couronna la journée.
- Le lendemain, les différents États
- De toute la Province
- Accourent haranguer la Princesse et le Prince
- Par la voix de leurs Magistrats.
- De ses Dames environnée,
- Griselidis, sans paraître étonnée,
- En Princesse les entendit,
- En Princesse leur répondit.
- Elle fit toute chose avec tant de prudence,
- Qu'il sembla que le Ciel eût versé ses trésors
- Avec encor plus d'abondance
- Sur son âme que sur son corps.
- Par son esprit, par ses vives lumières,
- Du grand monde aussitôt elle prit les manières,
- Et même dès le premier jour.
- Des talents, de l'humeur des Dames de sa Cour,
- Elle se fit si bien instruire,
- Que son bon sens jamais embarrassé
- Eut moins de peine à les conduire
- Que ses brebis du temps passé.
- Avant la fin de l'an, des fruits de l'Hyménée
- Le Ciel bénit leur couche fortunée;
- Ce ne fut pas un Prince, on l'eût bien souhaité;
- Mais la jeune Princesse avait tant de beauté
- Que l'on ne songea plus qu'à conserver sa vie;
- Le Père qui lui trouve un air doux et charmant
- La venait voir de moment en moment,
- Et la Mère encor plus ravie
- La regardait incessamment.
- Elle voulut la nourrir elle-même:
- Ah! dit-elle, comment m'exempter de l'emploi
- Que ses cris demandent de moi
- Sans une ingratitude extrême?
- Par un motif de Nature ennemi
- Pourrais-je bien vouloir de mon Enfant que j'aime
- N'être la Mère qu'à demi?
- Soit que le Prince eût l'âme un peu mois enflammée
- Qu'aux premiers jours de son ardeur,
- Soit que de sa maligne humeur
- La masse se fût rallumée,
- Et de son épaisse fumée
- Eût obscurci ses sens et corrompu son cœur
- Dans tout ce que fait la Princesse,
- Il s'imagine voir peu de sincérité.
- Sa trop grande vertu le blesse,
- C'est un piège qu'on tend à sa crédulité;
- Son esprit inquiet et de trouble agité
- Croit tous les soupçons qu'il écoute,
- Et prend plaisir à révoquer en doute
- L'excès de sa félicité.
- Pour guérir les chagrins dont son âme est atteinte,
- Il la suit, il l'observe, il aime à la troubler
- Par les ennuis de la contrainte,
- Par les alarmes de la crainte,
- Par tout ce qui peut démêler
- La vérité d'avec la feinte.
- C'est trop, dit-il, me laisser endormir;
- Si ses vertus sont véritables,
- Les traitements les plus insupportables
- Ne feront que les affermir.
- Dans son Palais il la tient resserrée,
- Loin de tous les plaisirs qui naissent à la Cour
- Et dans sa chambre, où seule elle vit retirée,
- À peine il laisse entrer le jour
- Persuadé que la Parure
- Et le superbe Ajustement
- Du sexe que pour plaire a formé la Nature
- Est le plus doux enchantement
- Il lui demande avec rudesse
- Les perles, les rubis, les bagues, les bijoux
- Qu'il lui donna pour marque de tendresse,
- Lorsque de son Amant il devint son Époux.
- Elle dont la vie est sans tache,
- Et qui n'a jamais eu d'attache
- Qu'à s'acquitter de son devoir,
- Les lui donne sans s'émouvoir
- Et même, le voyant se plaire à les reprendre,
- N'a pas moins de joie à les rendre
- Qu'elle en eut à les recevoir
- Pour m'éprouver mon Époux me tourmente,
- Dit-elle, et je vois bien qu'il ne me fait souffrir
- Qu'afin de réveiller ma vertu languissante,
- Qu'un doux et long repos pourrait faire périr.
- S'il n'a pas ce dessein, du moins suis-je assurée
- Que telle est du Seigneur la conduite sur moi
- Et que de tant de maux l'ennuyeuse durée
- N'est que pour exercer ma constance et ma foi.
- Pendant que tant de malheureuses
- Errent au gré de leurs désirs
- Par mille routes dangereuses,
- Après de faux et vains plaisirs;
- Pendant que le Seigneur dans sa lente justice
- Les laisse aller aux bords du précipice
- Sans prendre part à leur danger,
- Par un pur mouvement de sa bonté suprême,
- Il me choisit comme un enfant qu'il aime,
- Et s'applique à me corriger.
- Aimons donc sa rigueur utilement cruelle,
- On n'est heureux qu'autant qu'on a souffert,
- Aimons sa bonté paternelle
- Et la main dont elle se sert.
- Le Prince a beau la voir obéir sans contrainte
- À tous ses ordres absolus:
- Je vois le fondement de cette vertu feinte,
- Dit-il, et ce qui rend tous mes coups superflus,
- C'est qu'ils n'ont porté leur atteinte
- Qu'à des endroits où son amour n'est plus.
- Dans son Enfant, dans la jeune Princesse,
- Elle a mis toute sa tendresse;
- À l'éprouver si je veux réussir,
- C'est là qu'il faut que je m'adresse,
- C'est là que je puis m'éclaircir.
- Elle venait de donner la mamelle
- Au tendre objet de son amour ardent,
- Qui couché sur son sein se jouait avec elle,
- Et riait en la regardant:
- Je vois que vous l'aimez, lui dit-il, cependant
- Il faut que je vous l'ôte en cet âge encor tendre,
- Pour lui former les mœurs et pour la préserver
- De certains mauvais airs qu'avec vous l'on peut prendre;
- Mon heureux sort m'a fait trouver
- Une Dame d'esprit qui saura l'élever
- Dans toutes les vertus et dans la politesse
- Que doit avoir une Princesse.
- Disposez-vous à la quitter,
- On va venir pour l'emporter.
- Il la laisse à ces mots, n'ayant pas le courage,
- Ni les yeux assez inhumains,
- Pour voir arracher de ses mains
- De leur amour l'unique gage;
- Elle de mille pleurs se baigne le visage,
- Et dans un morne accablement
- Attend de son malheur le funeste moment.
- Dès que d'une action si triste et si cruelle
- Le ministre odieux à ses yeux se montra,
- Il faut obéir lui dit-elle;
- Puis prenant son Enfant qu'elle considéra,
- Qu'elle baisa d'une ardeur maternelle,
- Qui de ses petits bras tendrement la serra,
- Toute en pleurs elle le livra.
- Ah! que sa douleur fut amère!
- Arracher l'enfant ou le cœur
- Du sein d'une si tendre Mère,
- C'est la même douleur
- Près de la Ville était un Monastère,
- Fameux par son antiquité,
- Où des Vierges vivaient dans une règle austère,
- Sous les yeux d'une Abbesse illustre en piété.
- Ce fut là que dans le silence,
- Et sans déclarer sa naissance,
- On déposa l'Enfant, et des bagues de prix,
- Sous l'espoir d'une récompense
- Digne des soins que l'on en aurait pris.
- Le Prince qui tâchait d'éloigner par la chasse
- Le vif remords qui l'embarrasse
- Sur l'excès de sa cruauté,
- Craignait de revoir la Princesse,
- Comme on craint de revoir une fière Tigresse
- À qui son faon vient d'être ôté;
- Cependant il en fut traité
- Avec douceur avec caresse,
- Et même avec cette tendresse
- Qu'elle eut aux plus beaux jours de sa prospérité.
- Par cette complaisance et si grande et si prompte,
- Il fut touché de regret et de honte;
- Mais son chagrin demeura le plus fort:
- Ainsi, deux jours après, avec des larmes feintes,
- Pour lui porter encor de plus vives atteintes,
- Il lui vint dire que la Mort
- De leur aimable Enfant avait fini le sort.
- Ce coup inopiné mortellement la blesse,
- Cependant malgré sa tristesse,
- Ayant vu son Époux qui changeait de couleur
- Elle parut oublier son malheur
- Et n'avoir même de tendresse
- Que pour le consoler de sa fausse douleur
- Cette bonté, cette ardeur sans égale
- D'amitié conjugale,
- Du Prince tout à coup désarmant la rigueur
- Le touche, le pénètre et lui change le cœur
- Jusque-là qu'il lui prend envie
- De déclarer que leur Enfant
- Jouit encore de la vie;
- Mais sa bile s'élève et fière lui défend
- De rien découvrir du mystère
- Qu'il peut être utile de taire.
- Dès ce bienheureux jour telle des deux Époux
- Fut la mutuelle tendresse,
- Qu'elle n'est point plus vive aux moments les plus doux
- Entre l'Amant et la Maîtresse.
- Quinze fois le Soleil, pour former les saisons,
- Habita tour à tour dans ses douze maisons,
- Sans rien voir qui les désunisse;
- Que si quelquefois par caprice
- Il prend plaisir à la fâcher
- C'est seulement pour empêcher
- Que l'amour ne se ralentisse,
- Tel que le Forgeron qui pressant son labeur
- Répand un peu d'eau sur la braise
- De sa languissante fournaise
- Pour en redoubler la chaleur
- Cependant la jeune Princesse
- Croissait en esprit et en sagesse;
- À la douceur à la naïveté
- Qu'elle tenait de son aimable Mère,
- Elle joignit de son illustre Père
- L'agréable et noble fierté;
- L'amas de ce qui plaît dans chaque caractère
- Fit une parfaite beauté.
- Partout comme un Astre elle brille;
- Et par hasard un Seigneur de la Cour
- Jeune, bien fait et plus beau que le jour
- L'ayant vu paraître à la grille,
- Conçut pour elle un violent amour.
- Par l'instinct qu'au beau sexe a donné la Nature,
- Et que toutes les beautés ont
- De voir l'invisible blessure
- Que font leurs yeux, au moment qu'ils la font,
- La Princesse fut informée
- Qu'elle était tendrement aimée.
- Après avoir quelque temps résisté
- Comme on le doit avant que de se rendre,
- D'un amour également tendre
- Elle l'aima de son côté.
- Dans cet Amant, rien n'était à reprendre,
- Il était beau, vaillant, né d'illustres aïeux
- Et dès longtemps pour en faire son Gendre.
- Sur lui le Prince avait jeté les yeux.
- Ainsi donc avec joie il apprit la nouvelle
- De l'ardeur tendre et mutuelle
- Dont brûlaient ces jeunes Amants;
- Mais il lui prit une bizarre envie
- De leur faire acheter par de cruels tourments
- Le plus grand bonheur de leur vie.
- Je me plairai, dit-il, à les rendre contents;
- Mais il faut que l'Inquiétude,
- Par tout ce qu'elle a de plus rude,
- Rende encor leurs feux plus constants;
- De mon Épouse en même temps
- J'exercerai la patience,
- Non point, comme jusqu'à ce jour,
- Pour assurer ma folle défiance,
- Je ne dois plus douter de son amour;
- Mais pour faire éclater aux yeux de tout le Monde
- Sa Bonté, sa Douceur sa Sagesse profonde,
- Afin que de ces dons si grands, si précieux,
- La Terre se voyant parée,
- En soit de respect pénétrée,
- Et par reconnaissance en rende grâce aux Cieux.
- Il déclare en public que manquant de lignée,
- En qui l'État un jour retrouve son Seigneur,
- Que la fille qu'il eut de son fol hyménée
- Étant morte aussitôt que née,
- Il doit ailleurs chercher plus de bonheur;
- Que l'Épouse qu'il prend est d'illustre naissance,
- Qu'en un Couvent on l'a jusqu'à ce jour
- Fait élever dans l'innocence,
- Et qu'il va par l'hymen couronner son amour.
- On peut juger à quel point fut cruelle
- Aux deux jeunes Amants cette affreuse nouvelle;
- Ensuite, sans marquer ni chagrin, ni douleur,
- Il avertit son Épouse fidèle
- Qu'il faut qu'il se sépare d'elle
- Pour éviter un extrême malheur;
- Que le Peuple indigné de sa basse naissance
- Le force à prendre ailleurs une digne alliance.
- Il faut, dit-il, vous retirer
- Sous votre toit de chaume et de fougère
- Après avoir repris vos habits de Bergère
- Que je vous ai fait préparer
- Avec une tranquille et muette constance,
- La Princesse entendit prononcer sa sentence;
- Sous les dehors d'un visage serein
- Elle dévorait son chagrin,
- Et sans que la douleur diminuât ses charmes,
- De ses beaux yeux tombaient de grosses larmes,
- Ainsi que quelquefois au retour du Printemps,
- Il fait Soleil et pleut en même temps.
- Vous êtes mon Époux, mon Seigneur et mon Maître
- (Dit-elle en soupirant, prête à s'évanouir),
- Et quelque affreux que soit ce que je viens d'ouïr
- Je saurai vous faire connaître
- Que rien ne m'est si cher que de vous obéir
- Dans sa chambre aussitôt seule elle se retire,
- Et là se dépouillant de ses riches habits,
- Elle reprend paisible et sans rien dire,
- Pendant que son cœur en soupire,
- Ceux qu'elle avait en gardant ses brebis.
- En cet humble et simple équipage,
- Elle aborde le Prince et lui tient ce langage:
- Je ne puis m'éloigner de vous
- Sans le pardon d'avoir su vous déplaire;
- Je puis souffrir le poids de ma misère,
- Mais je ne puis, Seigneur, souffrir votre courroux;
- Accordez cette grâce à mon regret sincère,
- Et je vivrai contente en mon triste séjour
- Sans que jamais le Temps altère
- Ni mon humble respect, ni mon fidèle amour.
- Tant de soumission et tant de grandeur d'âme
- Sous un si vil habillement,
- Qui dans le cœur du Prince en ce même moment
- Réveilla tous les traits de sa première flamme,
- Allaient casser l'arrêt de son bannissement.
- Ému par de si puissants charmes,
- Et prêt à répandre des larmes,
- Il commençait à s'avancer
- Pour l'embrasser,
- Quant tout à coup l'impérieuse gloire
- D'être ferme en son sentiment
- Sur son amour remporta la victoire,
- Et le fit en ces mots répondre durement:
- De tout le temps passé j'ai perdu la mémoire,
- Je suis content de votre repentir
- Allez, il est temps de partir
- Elle part aussitôt, et regardant son Père
- Qu'on avait revêtu de son rustique habit,
- Et qui, le cœur percé d'une douleur amère,
- Pleurait un changement si prompt et si subit:
- Retournons, lui dit-elle, en nos sombres bocages,
- Retournons habiter nos demeures sauvages,
- Et quittons sans regret la pompe des Palais;
- Nos cabanes n'ont pas tant de magnificence,
- Mais on y trouve avec plus d'innocence,
- Un plus ferme repos, une plus douce paix.
- Dans son désert à grand-peine arrivée,
- Elle reprend et quenouille et fuseaux,
- Et va filer au bord des mêmes eaux
- Où le Prince l'avait trouvée.
- Là son cœur tranquille et sans fiel
- Cent fois le jour demande au Ciel
- Qu'il comble son époux de gloire, de richesses,
- Et qu'à tous ses désirs il ne refuse rien;
- Un amour nourri de caresses
- N'est pas plus ardent que le sien.
- Ce cher Époux qu'elle regrette
- Voulant encore l'éprouver
- Lui fait dire dans sa retraite
- Qu'elle ait à venir le trouver.
- Griselidis, dit-il, dès qu'elle se présente,
- Il faut que la Princesse à qui je dois demain
- Dans le Temple donner la main,
- De vous et de moi soit contente.
- Je vous demande ici tous vos soins, et je veux
- Que vous m'aidiez à plaire à l'objet de mes vœux;
- Vous savez de quel air il faut que l'on me serve,
- Point d'épargne, point de réserve;
- Que tout sente le Prince, et le Prince amoureux.
- Employez toute votre adresse
- À parer son appartement,
- Que l'abondance, la richesse,
- La propreté, la politesse
- S'y fassent voir également;
- Enfin songez incessamment
- Que c'est une jeune Princesse
- Que j'aime tendrement.
- Pour vous faire entrer davantage
- Dans les soins de votre devoir,
- Je veux ici vous faire voir
- Celle qu'à bien servir mon ordre vous engage.
- Telle qu'aux Portes du Levant
- Se montre la naissante Aurore,
- Telle parut en arrivant
- La Princesse plus belle encore.
- Griselidis à son abord
- Dans le fond de son cœur sentit un doux transport
- De la tendresse maternelle;
- Du temps passé, de ses jours bienheureux,
- Le souvenir en son cœur se rappelle.
- Hélas! ma fille, en soi-même dit-elle,
- Si le Ciel favorable eût écouté mes vœux,
- Serait presque aussi grande, et peut-être aussi belle.
- Pour la jeune Princesse en ce même moment
- Elle prit un amour si vif, si véhément,
- Qu'aussitôt qu'elle fut absente,
- En cette sorte au Prince elle parla,
- Suivant, sans le savoir, l'instinct qui s'en mêla:
- Souffrez, Seigneur, que je vous représente
- Que cette Princesse charmante,
- Dont vous allez être l'Époux,
- Dans l'aise, dans l'éclat, dans la pourpre nourrie,
- Ne pourra supporter sans en perdre la vie,
- Les mêmes traitements que j'ai reçus de vous.
- Le besoin, ma naissance obscure,
- M'avaient endurcie aux travaux.
- Et je pouvais souffrir toutes sortes de maux
- Sans peine et même sans murmure;
- Mais elle qui jamais n'a connu la douleur
- Elle mourra dès la moindre rigueur,
- Dès la moindre parole un peu sèche, un peu dure.
- Hélas! Seigneur je vous conjure
- De la traiter avec douceur.
- Songez, lui dit le Prince avec un ton sévère,
- À me servir selon votre pouvoir;
- Il ne faut pas qu'une simple Bergère
- Fasse des leçons, et s'ingère
- De m'avertir de mon devoir.
- Griselidis, à ces mots, sans rien dire,
- Baisse les yeux et se retire.
- Cependant pour l'Hymen les Seigneurs invités,
- Arrivèrent de tous côtés;
- Dans une magnifique salle
- Où le Prince les assembla
- Avant que d'allumer la torche nuptiale,
- En cette sorte il leur parla:
- Rien au monde, après l'Espérance,
- N'est plus trompeur que l'Apparence;
- Ici l'on en peut voir un exemple éclatant.
- Qui ne croirait que ma jeune Maîtresse,
- Que l'Hymen va rendre Princesse,
- Ne soit heureuse et n'ait le cœur content?
- Il n'en est rien pourtant.
- Qui pourrait s'empêcher de croire
- Que ce jeune Guerrier amoureux de la gloire
- N'aime à voir cet Hymen, lui qui dans les Tournois
- Va sur tous ses Rivaux remporter la victoire?
- Cela n'est pas vrai toutefois.
- Qui ne croirait encor qu'en sa juste colère,
- Griselidis ne pleure et ne se désespère?
- Elle ne se plaint point, elle consent à tout,
- Et rien n'à pu pousser sa patience à bout.
- Qui ne croirait enfin que de ma destinée
- Rien ne peut égaler la course fortunée,
- En voyant les appas de l'objet de mes vœux?
- Cependant si l'Hymen me liait de ses nœuds,
- J'en concevrais une douleur profonde,
- Et de tous les Princes du Monde
- Je serais le plus malheureux.
- L'Énigme vous paraît difficile à comprendre;
- Deux mots vont vous la faire entendre,
- Et ces deux mots feront évanouir
- Tous les malheurs que vous venez d'ouïr.
- Sachez, poursuivit-il, que l'aimable Personne
- Que vous croyez m'avoir blessé le cœur,
- Est ma Fille, et que je la donne
- Pour Femme à ce jeune Seigneur
- Qui l'aime d'un amour extrême
- Et dont il est aimé de même.
- Sachez encor que touché vivement
- De la patience et du zèle
- De l'Épouse sage et fidèle
- Que j'ai chassée indignement,
- Je la reprends, afin que je répare,
- Par tout ce que l'amour peut avoir de plus doux,
- Le traitement dur et barbare
- Qu'elle a reçu de mon esprit jaloux.
- Plus grande sera mon étude
- À prévenir tous ses désirs,
- Qu'elle ne fut dans mon inquiétude
- À l'accabler de déplaisirs;
- Et si dans tous les temps doit vivre la mémoire
- Des ennuis dont son cœur ne fut point abattu,
- Je veux que plus encore on parle de la gloire
- Dont j'aurai couronné sa suprême vertu.
- Comme quand un épais nuage
- A le jour obscurci,
- Et que le Ciel de toutes parts noirci,
- Menace d'un affreux orage;
- Si de ce voile obscur par les vents écarté
- Un brillant rayon de clarté
- Se répand sur le paysage,
- Tout rit et reprend sa beauté;
- Telle, dans tous les yeux où régnait la tristesse,
- Éclate tout à coup une vive allégresse.
- Par ce prompt éclaircissement,
- La jeune Princesse ravie
- D'apprendre que du Prince elle a reçu la vie
- Se jette à ses genoux qu'elle embrasse ardemment.
- Son père qu'attendrit une fille si chère,
- La relève, la baise, et la mène à sa mère,
- À qui trop de plaisir en un même moment
- Était presque tout sentiment.
- Son cœur, qui tant de fois en proie
- Aux plus cuisants traits du malheur,
- Supporta si bien la douleur,
- Succombe au doux poids de la joie;
- À peine de ses bras pouvait-elle serrer
- L'aimable Enfant que le ciel lui renvoie,
- Elle ne pouvait que pleurer.
- Assez dans d'autres temps vous pourrez satisfaire,
- Lui dit le Prince, aux tendresses du sang;
- Reprenez les habits qu'exige votre rang,
- Nous avons des noces à faire.
- Au Temple on conduisit les deux jeunes Amants,
- Où la mutuelle promesse
- De se chérir avec tendresse
- Affermit pour jamais leurs doux engagements.
- Ce ne sont que Plaisirs, que Tournois magnifiques,
- Que Jeux, que Danses, que Musiques,
- Et que Festins délicieux,
- Où sur Griselidis se tournent tous les yeux,
- Où sa patience éprouvée
- Jusque au Ciel est élevée
- Par mille éloges glorieux:
- Des Peuples réjouis la complaisance est telle
- Pour leur Prince capricieux,
- Qu'ils vont jusqu'à louer son épreuve cruelle,
- À qui d'une vertu si belle,
- Si séante au beau sexe, et si rare en tous lieux,
- On doit un si parfait modèle.