• Le Dragon


    conte d'Arménie
    MAURICE BOUCHOR

    À une époque très éloignée de la nôtre, il y a bien, bien longtemps, dans un pays situé au-delà des montagnes qui bordent l’Arménie, vivait un roi.
    Ce roi était très riche et très puissant. Il possédait une quantité incalculable d’or et d’argent, beaucoup de villes florissantes, une armée innombrable ; mais il n’avait pas d’enfant, et cela détruisait toute la joie qu’il aurait pu avoir de sa puissance et de ses trésors.
    – Après moi, se disait-il, je ne laisserai point de postérité. À quoi bon être roi ?
    Et nulle chose, dans sa vie, n’avait pour lui aucune douceur.

    Un jour, il se promenait, seul et triste, dans un de ses jardins, lorsque, tout à coup, il aperçut un joli serpent qui, au milieu de sas petits, se chauffait au soleil. L’un des jeunes serpenteaux, pour jouer, s’enroulait au cou de sa mère ; un autre lui glissait sous le ventre ; un troisième lui plongeait sa tête dans la gueule ; un quatrième la léchait avec sa petite langue fourchue.
    Dissimulé derrière un buisson, le roi contempla longtemps ce spectacle ; puis, en soupirant, il s’écria :
    – Ainsi, même un serpent a de l’amour pour ses petits ! Il trouve sa joie à les caresser. Et moi, j’ai de l’amour plein le cœur, mais pour un enfant que je n’ai pas. Que n’ai-je au moins un petit serpent à chérir, et qui me consolerait !
    Le roi avait dit ces paroles sans réflexion, et il n’y pensa plus ; mais à peine un an s’était-il écoulé, que la femme du roi mit au monde un petit serpent.
    Dès que ce reptile fut né, il se mit à grandir, à grandir avec une effrayante rapidité ; en quelques instants, il devint un véritable dragon. La reine et tous ceux qui l’entouraient, saisis de terreur, prirent la fuite. Le nouveau né, se voyant seul, commença à pleurer. Mais quelles horribles clameurs, que les plaintes de ce jeune dragon ! Elles s’élevèrent si haut que tout le monde, dans le palais, en trembla.
    Personne n’osait annoncer au roi que sa femme avait mis au monde un serpent ; mais, lorsque les cris de son fils lui arrivèrent aux oreilles, il s’informa d’où venait ce bruit épouvantable. On fut bien obligé de lui dire la vérité.
    Le roi se rappela ses imprudentes paroles, et, de regret, il se mordit les doigts. Puis il interrogea ses serviteurs.
    – Quelle est, dit-il, la taille de ce dragon ? Est-il aussi grand qu’un homme ?
    – Sire, lui répondit-on, il n’a pas encore la taille d’un homme ; mais il grandit si vite qu’il l’aura bientôt dépassée.
    Le roi réfléchit un moment.
    – Que décider ? dit-il. Ce qui est fait est fait ; serpent ou dragon, cet être est mon enfant. Il faut le garder et lui donner de la nourriture, pour qu’il ne meure pas.
    On apporta au dragon toutes sortes d’aliments ; mais n’en voulu rien prendre et continua de pousser des plaintes effroyables.

    Le roi fit venir tous les savants du royaume.
    – Que faut-il faire manger au serpent ? leur demanda-t-il. Je ne veux pas qu’il meure.
    – D’après ce que j’ai lu dans mes livres, répondit l’un des savants, un dragon de cette espèce ne peut manger que des jeunes filles.
    Les autres confirmèrent au roi qu’il en était ainsi.
    Malgré tout son désir de ne pas laisser mourir de faim son étrange fils, le roi, qui était juste et humain, jugea bien cruelle cette façon de le nourrir ; mais, pour éprouver les savants, il leur dit :
    – Eh bien, je suivrai votre conseil. Commençons par la fille de celui qui a parlé le premier, et ce sera ensuite le tour des vôtres, à vous tous qui avaient approuvé ses paroles.
    Alors les savants se troublèrent, et ils dirent au roi :
    – Sire, nous sommes prêts à sacrifier nos filles pour assurer la vie de votre enfant ; mais, quand il les aura mangées, que ferez-vous ? Ne croyez pas que vous trouverez chez tous vos sujets le même dévouement et même dévouement et la même obéissance : quand vous en viendrez à demander au peuple ses filles, il se révoltera ; vous pouvez y perdre le trône et la vie. Envoyez plutôt des émissaires en d’autres royaumes, pour y enlever les filles et les amener ici.
    Le roi n’approuva point cet avis ; mais il ne voulait pas non plus laisser périr le dragon. Sans dire une parole, il se retira, ne sachant pas ce qu’il devait faire. Comme le soir était venu, il se coucha, et, après une longue agitation, il finit par s’endormir.

    Pendant son sommeil, une vielle femme lui apparut. Malgré son âge, elle était belle et douce à voir. Ses cheveux d’argent rayonnaient comme un métal en fusion et son visage, peu ridé, avait quelque chose de lumineux. Ce qui faisait reconnaître en elle une vieille femme, c’était, avec la blancheur de ses cheveux, son regard pensif, comme celui d’une personne qui a vu beaucoup de chose et qui a longuement réfléchi. Tout, en elle, respirait la bonté.
    – Tu as bien fait, dit-elle au roi, de ne pas consentir dans ton cœur au sacrifice d’innocentes jeunes filles ; mais je viens te dire que tu peux, sans mal faire, suivre l’avis de tes conseillers. Toutes les jeunes filles enlevées au loin seront rendues à leurs familles, excepté une seule, sur laquelle je veillerai.
    – Qui donc es-tu, répondit le roi, toi qui m’apportes ces rassurantes paroles ?
    – Je suis Arévamaïr, la mère du Soleil.
    En disant ces mots, elle rayonna d’un éclat splendide, dont le roi fut ébloui, et elle disparut.
    À son réveil, plein de confiance et d’espoir, il se déclara prêt à suivre le conseil des savants. Il envoya donc des émissaires au-delà des montagnes qui bornaient son royaume, en leur ordonnant d’enlever une centaine de jeunes filles au pays arménien, et de les amener le plus promptement possible.

    Laissons maintenant, pendant quelques jours, le roi attendant le retour des émissaires, la reine bien malheureuse, et le dragon affamé, refusant toujours la nourriture. Tantôt il se traînait, avec des gémissements terribles, dans a vaste pièce qu’on lui avait abandonnée ; tantôt il sommeillait lourdement, pour s’éveiller tout à coup et reprendre ses plaintes. Laissons-les tous les trois dans le palais avec les serviteurs tremblants ou affligés, et parlons d’un village arménien, proche des montagnes que les envoyés du roi allaient bientôt franchir.
    Parmi les habitants de ce village, il y avait un home, qui vivait avec sa femme et ses deux filles. Il s’était marié deux fois.
    L’aînée des filles était née de la première union ; sa mère était morte depuis longtemps. La plus jeune était née du second mariage de son père. Cet homme aimait bien sa première fille, sans manquer d’affection pour la seconde ; mais la femme, dont le cœur était jaloux et méchant, n’aimait que sa fille à elle et détestait profondément la fille aînée de son époux. Le nom de celle-ci était Arévahate ; sa sœur se nommait Mauchi.
    Arévahate était radieusement belle ; l’autre était noire et noueuse comme un prunellier. La mère haïssait Arévahate pour sa beauté et lui en voulait de la laideur de Mauchi, comme si elle en eut été la cause. Toute la journée, cette femme l’accablait de travail : elle lui fait cuir le pain, nettoyer la vaisselle, traire la vache, porter d’énorme tas de foin. Elle espérait que le blanc visage de la jeune fille en serait noirci, que ses mains en deviendraient ridées, que sa taille étroite se courberait, et même que, perdant la force et la santé, la malheureuse se fanerait toute jeune encore. Mais Arévahate, au contraire, était de jour en jour plus forte et plus belle, tandis que Mauchi, qui vivait sans rien faire, comme une demoiselle, devenait de plus en plus maigre et laide.
    Arévahate ne redoutait nullement l’ouvrage ; elle s’y donnait de tout son cœur et, même quand elle l’aurait pu, ne restait pas une minute sans rien faire. Aussitôt qu’elle avait terminé les travaux pénibles (c’étaient parfois ceux d’un homme), elle mettait à filer ou à tricoter. À la maison, elle faisait du fil de soie ; si elle allait chercher de l’eau à la source, elle emportait l’ouvrage commencé ; et, pour ne pas rester oisive en attendant son tour, au lieu de bavarder avec les autres, elle faisait tourner son fuseau.
    Elle était habile en tout : elle savait cultiver la terre, construire un puits, tisser la toile, couper des étoffes, coudre, faire la cuisine, battre le beurre, mettre toutes choses en ordre. En un mot, c’était une fille qui n’avait pas sa pareille. Par malheur, elle était tombée entre les mains d’une belle-mère, cruelle qui trouvait mal fait tout ce qu’elle faisait, et qui, à chaque instant, imaginait quelque prétexte pour la jeter à terre, la frapper à coup de pied, lui arracher les cheveux, lui mettre en sang le nez et la bouche.
    Ce qui faisait le plus de peine à la fille, c’était que sa marâtre trouvait le moyen de persuader son père qu’elle était obstinée et méchante. Elle ne pouvait pas se justifier : elle aurait voulu parler, mais les sanglots la suffoquaient, lorsqu’elle voyait son père ajouter foi aux paroles de la mauvaise femme.
    Chaque fois qu’il l’avait grondée, elle se rendait au cimetière. Elle s’agenouillait sur la tombe de sa mère, versait des larmes, et s’en revenait le cœur plus tranquille. Quelquefois, elle posait la tête sur le tombeau chéri, s’endormait, voyait sa mère en rêve, et lui nouait ses bras autour du cou. Elle avait son refuge dans la tendresse maternelle, ainsi retrouvée pour un instant. Sa douce mère la consolait, lui disait de rester toujours bonne et de supporter ses chagrins avec courage, elle lui promettait la fin de ses peines. La jeune fille se sentait alors au cœur une force nouvelle ; elle se rassérénait, oubliait ses chagrins et continuait à fleurir comme une rose.
    Elle faisait l’aumône de façon si gracieuse que le pauvre, en recevant d’elle la moindre chose, s’en réjouissait plus que d’une riche offrande ; et il lui souhaitait de longs jours sans tristesse. Tout être innocent était heureux de la voir. Les animaux domestiques en apercevant la marâtre lui témoignaient leur antipathie : le chien aboyait contre elle, le chat essayait de la griffer, la vache ne se laissait point traire par elle, le bœuf la regardait de travers, le cheval s’effarouchait, la chèvre et le mouton s’enfuyaient ; mais ces mêmes animaux, ces braves bêtes, voyant Arévahate, l’entouraient aussitôt, la caressaient, lui léchaient les mains, se poussaient l’un l’autre pour arriver jusqu’à elle. D’elle-même, la vache se posait de façon que la jeune fille pût la traire aisément. Lorsqu’elle allait chercher de l’eau, le chien la suivait pour la défendre au besoin ; il était toujours prêt à lui obéir.
    Or, le bruit se répandit dans le village et dans les environs que toute jeune fille allant seule aux champs disparaissait et ne revenait plus : un dragon, à ce que l’on disait, dévorait les filles du pays. Arévahate, toujours solitaire, ignorait ce danger ; mais sa belle-mère en fut informée et en ressentit un cruel plaisir.
    – Je vais envoyer cette fille aux pâturages, se dit la méchante, et elle tombera dans la gueule du dragon.
    Un jour donc, elle mit la vache et le mouton devant Arévahate et lui ordonna de les mener paître.
    – Voici un pain pour ta journée, lui dit-elle, et une quenouille de laine : ne rentre qu’à la nuit, lorsque toute la laine sera filée.
    La jeune fille poussa devant elle la vache et le mouton jusqu’à un endroit où l’herbe était haute et drue. Voyant qu’on n’y avait pas fait paître, elle s’assit par terre et se mit à son travail, tandis que les deux animaux se reposaient et broutaient. Le chien, qui m’avait suivie, resta auprès d’elle.
    Un peu avant le couché du soleil, sa quenouille était filée, Arévahate se levait pour rentrer chez elle avec les bêtes, lorsqu’elle vit tout à coup une belle et douce vieille femme auprès d’elle. C’était celle-là même qui était apparue en songe au roi, père du serpent. Bien vite, la jeune fille se mit devant le chien, pour l’empêcher de mordre l’inconnue ; mais la vieille femme dit en souriant :
    – N’aie pas peur, Arévahate : le chien ne me mordra pas. Il sent bien que je suis une amie. Vois-tu comme il remue joyeusement la queue ?
    – Mais, dit la jeune fille, qui donc es-tu, mané (ce joli mot signifie en arménien : bonne vieille mère) ? Je ne t’ai jamais vue. Tu n’es pas de notre village ?
    – Je ne suis d’aucun village, reprit la vieille femme ; je ne suis pas de ce monde-ci. Je suis la mère du Soleil ; c’est moi qu’on appelle Arévamaïr. Tes souffrances m’ont émue ; j’aime ton innocence et ta bonté. Agenouille-toi devant moi : je veux te bénir, pour que tu puisses accomplir tes souhaits.
    Émerveillée de ces paroles, Arévahate regarde plus attentivement la vieille femme et voit qu’elle ne ressemble à aucune créature terrestre. De ses yeux s’échappent des rayons semblables à ceux du soleil, bien que ne blessant point la vue ; sa façon de parler est si douce, sa voix si mélodieuse, que la jeune fille croit entendre sa propre mère. Les vêtements d’Arévamaïr étincellent : ils semblent d’or fondu, et non d’étoffes cousues.
    Arévahate s’était agenouillée devant la mère du Soleil : baissant la tête, elle voulait baiser le bas de sa robe ; mais la bonne vieille femme, soulevant la tête de la jeune fille, étendit ses mains sur elle et la bénit en disant :
    – Que sous tes pas fleurissent les violettes ! Que ton sourire soit pareil à la rose ! que tes larmes ressemblent aux perles ! Que sur toi ne puissent mordre ni scorpion ni serpent ! Puissé-je voir la couronne sur ton front ! Que ta demeure soit un palais aux murailles d’or et d’argent, au plafond de pierres précieuses ! Je te bénis chère enfant, pour que tu sois à l’abri du malheur, et que pas un cheveu ne soit enlevé à ta tête !
    Ayant ainsi parlé, Arévamaïr releva la jeune fille et l’embrassa.
    – Que ce baiser, lui dit-elle, ajoute encore à ta beauté !
    Puis elle lui donna un petit paquet dans lequel il y avait un vêtement ! Il était constellé de pierreries et si fin qui semblait être fait non pas en coton ni même en soie, mais des rayons du soleil.
    – Ce vêtement, dit Arévamaïr, garde-le sur ton cœur jusqu’au jour de tes noces : ce jour-là, tu t’en habilleras. Reste pure et bonne, et ne crains rien. Moi, je m’en vais : mon fils m’attend.
    En achevant ces mots, elle glissa comme un nuage d’or vers l’horizon, que le soleil venait d’atteindre, et elle disparut avec lui. Arévahate, stupéfaite de cette apparition, se demanda si elle venait de faire un songe ; mais dans son vêtement, sur sa poitrine, se trouvait le présent merveilleux de la vieille femme.
    – Alors, pensa-t-elle, je ne rêve pas ; et sa tristesse devint joie, son cœur se desserra, son visage s’épanouit. Elle parla gaîment au chien, elle caressa la vache et le mouton, et, leur ayant ainsi fait part de sa joie, elle reprit avec eux le chemin du logis.

    Elle marche, elle marche… Soudain, elle voit s’avancer vers elle un groupe de cavaliers en armes, dont les cuirasses brillent aux derniers rayons du couchant. Le chien, très inquiet, tourne autour de sa maîtresse et la regarde ; elle-même devine que ce ne sont point là de bonnes gens. Mais comment échapper à ces hommes, s’ils veulent s’emparer d’elle ? Elle a entendu dire que des bandits, parfois, saisissent les enfants, les jeunes filles et vont les vendre au loin comme esclaves : ils en tirent un bon prix, lorsque leur marchandise humaine est vigoureuse et belle. Afin de ne pas apparaître aux cavaliers comme une riche proie, Arévahate se barbouille le visage avec de la terre mouillée par une pluie récente. Puis elle chemine, courbée, auprès de la vache.
    Hélas ! la précaution est vaine. En s’approchant, les cavaliers aperçoivent une fille très laide, à ce qu’ils pensent ; mais ils se disent entre eux :
    – Belle ou laide, qu’importe ! Elle n’en ira pas moins dans le ventre du dragon.
    Puis l’un d’eux crie à haute voix :
    – Ô fille, n’essaie pas de t’enfuir ! Tu vas monter en croupe sur le cheval de l’un de nous : il faut que nous t’emmenions !
    Arévahate s’arrête. Que faire ? Lutter est impossible ; et puis, si on l’emmène au loin, y sera-t-elle plus malheureuse que dans la maison de sa marâtre ?
    Elle dit adieu au chien, elle l’embrasse ; puis elle baise entre les yeux la vache et le mouton. Et la voilà sur la croupe de l’un des chevaux. La vache se met à mugir, le mouton à bêler, tandis que s’éloigne leur chère maîtresse. LE chien la suit en gémissant ; il ne peut se décider à la quitter ; mais enfin, à bout de souffle... il s’arrête, tandis que les chevaux galopent et que la jeune fille lui envoie de la main un dernier salut.
    Les trois animaux s’en retournent, bien tristes à la maison.
    Les ravisseurs arrivèrent à un grand rocher, descendirent de leurs montures et, par un étroit passage, introduisirent Arévahate dans une grotte spacieuse, où il y avait déjà plus de quatre-vingts jeune filles enlevées aux abords des villages environnants. D’autres cavaliers les gardaient. Les malheureuses pleuraient à faire pitié. Cependant, elles n’osaient pas élever la voix : elles étouffaient leurs sanglots et murmuraient des paroles de désespoir.
    Arévahate essaya de les réconforter. Si on les vendait dans le royaume voisin, ne pourraient-elles pas s’évader et rentrer dans leur pays ? Mais beaucoup d’entre elles savaient déjà qu’on les emmenait pour les donner en pâture au dragon, car la nouvelle s’en était répandue dans toute la contrée. Arévahate, qui l’ignorait, était préparée à tout. S’il lui fallait périr, elle voulait que ce fût avec courage. Cependant, elle n’oubliait pas les promesses de la bonne vieille femme qui lui était apparue, et elle espérait échapper à la mort.
    Quelques autres jeunes filles ayant été amenées dans la grotte, on les fit toutes sortir. La nuit était venue, mais la pleine lune éclairait les sentiers. À travers les vallées et les montagnes, on emmena les captives vers le royaume voisin, chacune étant attachée sur un cheval, derrière un cavalier. Elles voyagèrent toute la nuit, puis une partie de la journée suivante, et enfin elle arrivèrent à la capitale du roi, père du serpent.
    Tous les habitants de la ville accoururent pour les voir. Quelle surprise et quelle merveille ! Toutes ces Arméniennes étaient plus belles les unes que les autres. Ce fut une grande pitié, de penser qu’elles allaient devenir la proie du dragon.

    Seule, Arévahate paraissait bien laide, avec sa face toute couverte de boue.
    Le moment était venu, pour le roi, de donner ses ordres. Il ne put s’empêcher de frémir en pensant qu’une des jeunes filles allait être laissée, seule, avec le reptile, devenu énorme, et de plus en plus affamé. Mais il avait confiance, lui aussi, dans les paroles de la splendide apparition. Il ordonna de garder les jeunes filles dans une jolie maison voisine du palais, de les bien nourrir, et d’en emmener une au dragon.
    Les gardiens chargés d’exécuter les ordres du roi auraient pu tirer au sort la première victime ; mais, peu soucieux d’être justes, ils choisirent Arévahate parce qu’ils la voyaient laide et parce que, seule, elle ne montrait aucune peur.
    – Emmenons d’abord celle-là, se dirent-ils : elle viendra sans résistance, cela encouragera les autres.
    Ils prirent donc Arévahate par le bras et la conduisirent vers le dragon. En chemin ils lui dirent :
    – Nous allons te marier. Ton fiancé est le fils du roi ; tu vas être princesse.
    Tout en parlant, ils étaient arrivés dans un beau jardin, attenant à l’appartement du dragon. Au milieu de ce jardin, il y avait un bassin d’eau limpide. Les gardiens voulaient ouvrir la porte de l’appartement pour y jeter la jeune fille ; mais elle leur dit :
    – Puisque vous me conduisez chez le fils du roi, laissez-moi seule un instant, afin que je puisse me laver le visage et mettre en ordre mes vêtements. Je serais trop honteuse de me présenter ainsi.
    Ils y consentirent et se retirèrent hors du jardin, dont ils gardèrent la porte, afin qu’elle ne pût s’échapper.
    Restée seule, Arévahate se lava le visage et les mains, se coiffa avec goût et mis le vêtement donné par la bonne vieille femme.
    Au bout d’un instant, ses gardiens revinrent. Quelle ne fut pas leur stupeur, en la voyant ainsi parée ! Il leur sembla voir l’aurore se lever au milieu du jour. Pas un ne voulait croire que cette radieuse enfant fût une créature terrestre. Ils pensèrent qu’elle était venue du ciel sous la forme d’une pauvre fille, laide et souffreteuse, et que maintenant elle leur apparaissait dans sa réalité.
    Arévahate leur dit :
    – Pourquoi restez-vous à me regarder fixement, la bouche ouverte, avec des figures si ébahies ? Conduisez-moi où je dois aller.
    Alors, frémissant d’horreur à la pensée de ce qu’ils avaient voulu faire, ils tombèrent à genoux devant elle.
    – Pardon ! pardon ! lui dirent-ils. Nous ne t’avons pas amenée ici pour te marier, mais pour te livrer au dragon qui habite cette chambre. C’est lui qui est le fils du roi. Pardonne-nous notre faute, et, si tu veux, nous te sauverons, dussions-nous être pendus pour cela !
    Arévahate ne fut point troublée par la peur. Elle pensa qu’Arévamaïr, sa protectrice, avait quelque secret dessein sur elle, et qu’elle ne devait point s’enfuir. Elle reprit d’un ton ferme :
    – Je ne veux pas vous exposer à la mort. Donnez-moi les clés de la porte et allez-vous-en : je ne crains pas le dragon.
    Elle prend les clés, ouvre la porte, traverse un vestibule, qui était vide, pénètre dans un grand salon et aperçoit, étendu sur le divan, un dragon colossal. D’abord saisie et incapable de parler, elle reprend bientôt son courage, et, se tenant à quelle distance du reptile, elle lui dit :
    – Je te salue, fils du roi ! Je viens à toi de la part d’Arévamaïr, mère du Soleil. Elle te souhaite le bonheur et une longue vie.
    Le dragon lève la tête et regarde la jeune fille de ses yeux flamboyants. Elle frémit ; tout son corps tremble ; ses cheveux se dressent sur sa tête ; mais elle ne recule pas et reste les yeux fixés sur lui. Voyant que son regard la terrifie, il détourne sa tête et la rapproche des anneaux monstrueux de son corps. Pourtant, il se retourne encore vers elle et de nouveau la regarde ; plusieurs fois de suite, il répète ce mouvement, et, à chaque fois, elle frissonne. Cependant, elle se rappelle qu’Arévamaïr l’a bénie, afin que ses souhaits soient exaucés.
    – Fils du roi, dit-elle, pourquoi me tourmenter ainsi ? Dévore-moi sans tarder, si tu veux faire de moi ta pâture. Mais, si tu as une âme humaine sous l’apparence d’un monstre, au nom d’Arévamaïr, je te l’ordonne, sors de ta chenille !
    À peine ces paroles ont-elles été prononcées que le dragon se replie sur lui-même, s’arrondit, se tasse ; puis le voilà qui tremble, qui se tord, et tout d’un coup il éclate avec un tel fracas que tout le palais est ébranlé : le roi tressaille et saute à bas de son trône.
    Des serviteurs accourent de toute part pour voir ce qui se passe, et que découvrent-ils ? La dépouille du dragon a été jetée sur le sol, comme l’enveloppe informe d’où vient de se dégager un libre papillon ; et un jeune homme au noble et beau visage apparaît, habillé de lin blanc, ayant auprès de lui une jeune fille rayonnante comme le soleil et vêtue de soie, d’or et de lumière. Tous deux se regardent en souriant.
    Aussitôt informés de cet événement merveilleux, le roi et la reine, ivre de bonheur, accourent pour embrasser leur fils et Arévahate ; puis ils les marièrent joyeusement. Les noces furent célébrées pendant sept jours et sept nuits. Toutes les jeunes Arméniennes y assistèrent ; après quoi, chargées de présents, elles furent ramenées dans leur pays.

    Au moment où j’allais passer à une autre histoire, une de mes jeunes lectrices me tire par la manche et me dit à l’oreille :
    – Ils ont dû avoir bien du chagrin de ne pas revoir Arévahate, les pauvres animaux qui l’aimaient tant !
    Je peux rassurer cette petite amie au cœur tendre. Arévahate, devenue princesse, alla embrasser son père, et, moyennant quelques pièces d’or données à sa marâtre, elle ramena de son village le chien, le mouton, la vache, tous ses bons amis de la ferme. Ils furent ainsi délivrés, comme elle, de la méchante belle-mère !